Trois jours que je suis là. À ne rien faire d'autre que me promener.
Le paysage fait penser à la Côte d'Azur. En moins sec. En plus beau.
Une semaine qui s'annonce merveilleuse.
Ils sont venus.
Lui, les yeux noirs. Noirs comme les longs poils de sa robe. Un
malinois. Mais noir. Un chien comme je n'en ai vu qu'en
Bretagne : costaud et silencieux. Le chien suit son maître. Un
homme sale. Comment un chien si propre, visiblement en bonne santé et
bien entretenu peut-il appartenir à un homme comme celui-là ?
Ils sont arrivés.
Chaque pas qu'ils faisaient les rapprochaient. A chaque pas qu'ils
faisaient, le ciel se couvrait. C'est le hasard, je sais, mais à voir
le ciel devenir menaçant, à voir ce chien suivre silencieusement
l'homme sale, à voir l'homme sale marcher sans se retourner, comme
fuyant quelque chose ou quelqu'un, je n'ai pu m'empêcher de frémir.
Quand l'homme sale est arrivé à ma hauteur, j'ai compris pourquoi ce
frémissement. La peur. La peur se lisait sur son visage. Non, le chien
n'est pas le sien. L'homme sale a peur du chien.
Puis ils sont partis.
Ils ont continué leur chemin. Le ciel s'est éclairci. J'ai jeté un
dernier coup d'œil dans leur direction.
Et je les ai oubliés.
J'ai repris la contemplation du phare.
La mer est à une quarantaine de mètres en contrebas de la route. Une
courbe de la route, un emplacement de parking. C'est là qu'est le
motor-home. L'avant tourné vers le phare de Saint-Mathieu. Il n'est
pas bien haut ce phare qui semble sortir tout droit d'une église
désaffectée, mais il est beau. Simplement beau. J'emprunte le chemin
des douaniers pour m'approcher du phare et des bâtiments qui
l'avoisinent. Le monument aux marins qui ont donné leur vie pour la
France. Un fortin du dix-neuvième siècle transformé en cénotaphe. Si
le public respecte les lieux, « on » est parvenu
à enlever une des photos qui garnissait un mur. Le phare même :
cent soixante-trois marches que l'on peut gravir pour la modique somme
de deux euros. Un musée, une abbaye dont on voit bien d'ici qu'elle
est séparée du phare, et, de l'autre côté de la route, un restaurant.
- Bonjour. Dites. Vous vendez des cartes postales, mais avez-vous les
timbres qui vont avec ?
- Du tout ! Par contre, nous avons du poisson…
Il n'est pas encore vingt-heures. Une bonne heure pour manger. Mais
trois jours de poissons. Notez, j'aime le poisson, en vacance, j'en
mange au moins une fois par jour. Mais quand je dis « au
moins », ça ne veut pas dire à tous les repas: il m'arrive
aussi de manger de la viande. Et aujourd'hui…
- Vous n'auriez pas un morceau de viande ?
- Non monsieur, pas aujourd'hui. Mais nous en attendons pour bientôt.
Demain peut-être.
Je tourne la tête. Sur un présentoir vitré se trouve la carte des
apéros et boissons, la carte des entrées chaudes et froides, une
troisième feuille pour les poissons. Il y a la place pour, mais elle
n'y est pas, la carte des viandes.
- Dommage. A demain peut-être.
Un second motor-home a pris place sur le petit parking que j'occupe.
Au moins je ne dormirai pas seul. Bizarre que l'isolement soit
recherché pour le jour. Beaucoup moins pour la nuit. Je ne suis pas
seul à penser ainsi : l'homme sale arrive. Le chien ne le suit
plus. Le visage de l'homme est détendu. Pas totalement, mais presque.
- Je peux dormir ici ?
Le chien ne doit pas être loin. Mais impossible de laisser cet homme
dormir à l'intérieur, il sent décidément trot fort. Heureusement, il y
a la pelouse.
- Sûr que vous pouvez, ce n'est pas moi qui vous empêcherai. Il fait
calme la nuit. Plus de voiture après minuit, aucune avant la demie de
sept. Et s'il y a un problème : appelez.
La nuit, des bruits étranges m'éveillent. On dirait des bruits de
lutte. Pourtant, il n'y a pas de cri. Juste l'un ou l'autre jappement.
Je me lève, entrouvre le rideau qui m'isole du monde extérieur et
regarde vers le bout de pelouse où l'homme sale s'est couché hier
soir. On y devine bien des mouvements : le vent qui prend dans
les hautes herbes. Rien d'anormal. Je n'ai plus qu'à me recoucher…
Au petit matin, promenade. Neuf kilomètres : longer la côte sur
les quatre premiers, tourner vers l'intérieur des terres, suivre un
chemin parallèle à la côte, reprendre vers la mer, récupérer le chemin
pris à l'aller, et, enfin, retour au phare. Le petit matin, pendant
les vacances, ce n'est pas aussi tôt que je l'aurais voulu, et neuf
kilomètres avec ces paysages qui incitent plus à la flânerie et à la
photographie qu'à la course, il est midi quand je passe près du
restaurant.
Une quatrième carte est affichée : il y a de la viande. Et pour
en avoir mangé, je peux vous l'affirmer : elle est bien bonne la
viande servie en Bretagne.
Impossible de vous dire quel morceau de viande j'ai mangé. C'est vrai,
la serveuse m'a donné, et répété, le nom, mais je n'ai pas bien
compris ce qu'elle m'a dit. De toutes façons, c'était bien bon. Je ne
suis d'ailleurs pas le seul à avoir apprécié. Le chien, couché devant
l'entrée, rongeait un os avec délectation.
Le chien ! Vous savez ce que c'est : le cerveau enregistre
des détails auxquels on ne prête pas attention immédiatement mais qui
reviennent par la suite. J'ai, j'en suis convaincu, vu l'homme sale.
En tous cas j'ai vu sa veste. Mais l'homme lui-même, je n'en suis pas
certain ! Détail sans grande importance, mais détail qui, je le
sais, m'empêchera de m'endormir calmement ce soir. J'ai déjà parcouru
la moitié des deux cents, deux cent cinquante mètres qui séparent le
resto du motor-home quand je fais demi-tour.
J'aurais du l'éviter.
Quand j'arrive près du restaurant, le chien est bien là, couché, à
ronger un os. Mais d'homme sale, point. C'est alors que je vois, posée
sur la poubelle, une veste qui ressemble à celle qu'il portait, un
bout de jambe de pantalon qui ressemble au pantalon porté par l'homme
sale passe lui aussi de cette poubelle au pied de laquelle sont
déposées des chaussures qui ressemblent furieusement Et l'os que ronge
le chien ! J'ai souvent vu des os de bovins, mais là ! Cet
os ne ressemble à aucun de ceux que je connaisse. Par contre, il me
fait penser à un os de Robert. Robert, Pierre, Paul ou Jacques, vous
l'aviez sans doute baptisé autrement, mais Robert était le nom qu'à
l'école moyenne on avait donné au squelette de service au cours de
bio.
Non, ce n'est pas possible. Cet os ne peut être…
Non, je me refuse à l'admettre.
Retourner, je dois retourner au motor-home. Je ne sais pas vraiment
expliquer pourquoi, mais je suis mal à l'aise, c'est le moins que l'on
puisse dire. La serveuse, derrière la vitre me fait un signe que je ne
comprends pas. C'est alors, un hasard une nouvelle fois ?, que le
chien lâche l'os et se lève, que le ciel me donne l'impression de se
couvrir. J'ai beau presser le pas, le chien me suit, le ciel devient
gris.
J'ai introduit la clef dans la serrure. Mais, au moment où j'ouvrais
la porte, le chien, ce chien de malheur, a feulé, feulé comme un chat
sauvage ! Je suis parti en courant.
Il y a maintenant deux jours que le motor-home a disparu : avec
les clefs sur la porte, le voleur n'a eu aucun problème. Moi, par
contre, je nage dans les problèmes : plus de cigarette, plus de
portable, même l'argent me manque, ma carte de crédit a atteint ses
limites. La seule personne qui m'aide est la serveuse du restaurant.
Elle me donne à boire et à manger. Mais je dors dehors.
Un motor-home est arrivé que son propriétaire a installé à la place
que le mien occupait. L'homme est seul. Je l'observe, le chien
toujours derrière moi. Le nom du vendeur est en grand sur le véhicule.
L'homme vient de la même région que moi. Je dois lui parler. Lui dire.
Mais, quand je m'approche alors qu'il admire le phare, le ciel se
couvre, je me sens plus mal à l'aise que jamais. Quand il nous voit
arriver, le chien et moi, je le vois frémir. Sa réaction m'en rappelle
une autre, et, au lieu de m'arrêter, je continue ma route. Le soir,
reprenant mon courage à deux mains, je retourne au motor-home. Tout ce
que je parviens à faire, c'est lui demander si je peux dormir là.
Grand seigneur, il me montre ce bout de pelouse que je connais.
Il n'y a qu'une chose que cet homme n'a pas remarquée, pendant le
court instant où nous nous sommes parlé, le chien ne regardait que
lui.
Demain, je le sais, je serai libre.
Demain, je le sais, il y aura une quatrième carte au resto.
Bon appétit.
- © Christian Brissa
- septembre 2005