Tous les doctorants ont quitté le labo, sauf Pierre.
Déjà nostalgique,il regarde ce labo de biochimie qu'il ne verra plus.
Et cette vue, et quelle vue, sur Louvain-la-Neuve.
Pierre voit Jacques, surnommé « le Taciturne» sur le
chemin : comme les autres, il regagne son kot où il se préparera
pour le retour.
Jacques ! Sans conteste le plus doué d'entre eux. En plus des
travaux pour le labo, il a trouvé le temps d'entamer, et de finir, des
recherches personnelles. Recherches dont personne ne sait le sens.
Comme il pense à Jacques, Pierre regarde la place qu'a occupé celui-ci
dans un coin du labo.
Sur la table, la farde dans laquelle Jacques consigne l'état de ses
recherches.
Pierre va enfin savoir.
Sans plus réfléchir, Pierre prend cette farde, l'ouvre ; les
feuilles, volantes, sont mises dans le chargeur de la photocopieuse.
La copie terminée, elle est soigneusement mise de côté, l'original
reprend sa place : ni vu ni connu.
Juste à temps. La porte du labo s'ouvre. Roland, son ami d'enfance
vient d'entrer.
- « Tu te souviens du programme ? D'abord le Lotto, ensuite
un verre à la Crêperie, la remise des diplômes et demain, les
vacances.
- J'arrive! » répond Pierre.
- Que ferais-tu avec cet argent ?
Les deux jeunes gens ont fini leur crèpe et, commes d'autres clients,
parlent de ce tirage de l'Euro-Lottto qui promet de faire des heureux.
- Un labo !
L'idée est séduisante : Pierre a effectué des recherches sur le
riz, Roland sur le mil. L'Asie ou l'Afrique règlera son problème de
famine !
- Et pourquoi pas les deux ?
Les deux jeunes gens s'enflament, Roland surtout. Car Pierre pense à
ce que lui a été dit. Après avoir longuement discuté avec son prof,
Pierre sait que son travail est arrivé dans une impasse : il a
introduit des gènes de froment d'hiver dans le riz, de telle sorte que
les épis soient lourds de six rangs de grains, ce qui rend le riz trop
sensible à la verse. Il obtient plus de grains, mais trop de plants
sont détruits, même en labo, par leur propre poids.
Roland, lui, a réduit la taille du mil sans diminuer la masse :
la plante est plus résistante au vent. Effet secondaire totalement
inattendu, sur la petite parcelle d'essais les plantes donnent plus de
grains. Si Roland en avait la possibilité, il créerait une variété
qu'il commercialiserait en Afrique.
Quand Roland rentre de vacances, il trouve une lettre de Pierre lui
donnant rendez-vous en Provence :
« Je t'attends lundi, sur la N9, à 15 heures devant l'usine Aux
Santons de Provence, nous avons à parler ».
L'usine est désaffectée depuis longtemps et Roland se demande
pourquoi Pierre l'y attend.
Pierre a l'air heureux :
- Salut vieux! Et tes congés ?
- Très biens, pas trop chaud. Mais deux mois, ça finit par être long.
- Je ne vais pas te faire languir plus longtemps : je t'engage,
nous allons ouvrir un labo ici !
Roland se demande si Pierre n'a pas trop forcé sur l'apéro:
- Te moques pas de moi!
- Je suis on ne peut plus sérieux, répond Pierre, tu te souviens du
tirage de l'Euro-Lottto : un seul gagnant, une fortune. Ce
gagnant c'est moi. Tu te souviens de notre discussion à la
Crêperie ?
La fortune attribuée à un chançard, Roland l'avait calculé, devait
rapporter chaque jour plus d'intérêts que ce qu'il aurait par an en
travaillant. Et ce chancard c'est Pierre.
Oui, Roland se souvient de cette soirée : l'Asie ou l'Afrique
bénéficiera de leur savoir !
Ils ont fini et leur promenade et leur discussion quand ils tombent
sur un santon : le roi mage Balthazard. Pierre le ramasse et se
l'attribue :
- « Mon Santon de Provence » dit-il.
- Voilà un nom pour ton laboratoire lui répond Roland.
- Entièremenr d'accord. Et comme il est noir, c'est de l'Afrique dont
nous nous occuperons ! lance Pierre
Dix ans ont passés.
Pierre et Roland sont à Louvain-la-Neuve. C'est la première fois
qu'ils y remettent les pieds depuis la fin de leurs études. C'est la
première réunion des anciens à laquelle ils participent.
Revoir ceux avec qui ils ont étudié leur fait plaisir. Ce plaisir est
à peine diminué quand ils apprennent la mort du
« Taciturne ». Depuis dix ans qu'il a quitté l'unif, Pierre
ne s'est jamais inquièté de cet ancien condisciple au caractère un peu
spécial. En fait, l'installation de son labo et la poursuite de ses
recherches ont pris tant de temps, il s'en rend compte maintenant,
qu'il n'a jamais jeté un œil sur les copies qu'il a tirées. Il ne sait
même pas ce qu'étudiait Jacques. Il ne sait pas ce qu'il possède.
- Sait-on ce qu'il étudiait ?
Un ancien condisciple, maintenant professeur leur explique le peu
qu'il sait :
- Jacques ne nous a jamais vraiment parlé, personne ne sait donc
réellement ce qu'il faisait. Tout ce que je sais se limite aux
« révélations » qu'il nous a faites le dernier jour de
cours. Il parlait d'un gène qui tue la plante qui le porte ; il
l'appelait le gène de la propriété intellectuelle. Nous qui le
prenions pour quelqu'un de sérieux, et comme il avait un verre dans le
nez…
Un gêne qui tue la plante qui le porte ! Impossible. Ou Jacques avait bien le génie qu'on lui prêtait à l'époque.
Roland est en Afrique où Pierre l'a envoyé pour surveiller la
première culture du mil OGM en milieu naturel.
C'est un succès : millet et sorgho résistent mieux aux maladies
cryptogamiques et aux agressions d'insectes.
Un bémol malgré tout. Les cultures voisines. Les champs ensemencés
pour Roland résistent si bien aux insectes que ceux-ci ont simplement
déménagé pour s'attaquer aux cultures voisines. Comme ils s'y
retrouvent plus nombreux, les dégâts qu'ils commettent sont plus
importants.
Dans un premier temps, ce résultat inquiète Roland. Si l'augmentation
des rendements d'une parcelle ne couvre pas les pertes des parcelles
voisines, il aura obtenu le contraire de ce qu'il espérait. Mais, se
dit-il, les paysans qui ne profitent pas encore de semences améliorées
en auront l'année prochaine, ou dans 2 ans au plus. Et alors, mais
alors seulement, tous auront un bon résultat. Tous pourront manger à
leur faim.
La méthode Coué a du bon, Roland retourne en Provence rasséréné.
Il n'a pas perdu son temps.
Profitant de l'absence de Roland, Pierre a étudié les notes de
Jacques.
Un gêne qui tue la plante qui le porte ! Jacques a trouvé. C'est
possible. La plante mère donne des graines qui ont toutes les
caractéristiques d'une semence, à un détail près : ce n'est pas
une semence, seulement une graine. Celui qui fait germer cette graine
ne pourra que constater sa mort rapide. Le gène de la propriété
intellectuelle mérite bien son nom. Les paysans ne pourront
utiliser une partie de leur production pour ensemencer l'année
suivante, ils devront se réapprovisionner chez lui.
Il n'a pas perdu son temps.
Quand Roland arrive en Provence, Pierre ne lui parle pas du changement qu'il a décidé d'apporter à la production.
Après plusieurs saisons passées en Afrique, Roland s'y sent chez lui.
Idéaliste, il se refuse à voir ce que ses yeux pourtant lui
montrent : les récoltes obtenues ne sont pas du tout celles
escomptées.
Pourtant, l'idée qu'avait eu un ingénieur agronome du cru, à savoir
mélanger les semences obtenues de cultures OGM et de cultures
indigènes, aurait du résoudre les problèmes liés aux insectes et aux
champignons. Le résultat était un tantinet différent : le taux de
germination baissait d'année en année, les maladies revenaient, quant
aux insectes, trois récoltes avaient été suffisantes pour qu'ils
opposent une résistance à laquelle personne ne s'était attendu :
ils étaient plus voraces qu'avant.
En Provence, après avoir entendu son rapport castrophiques, Pierre
parle à Roland. Lui parle des notes de Jacques. Lui explique comment
il les a copiées. Lui explique comment il les a étudiées. Lui explique
comment il les a appliquées. Non, s'il ne lui en a pas parlé ce n'est
pas méchament. Juste un oubli. Et encore, n'est-il pas certain de n'en
n'avoir pas dit un mot à Roland, à son ami de toujours. Mieux, il se
souvient, il le jurerait en avoir parlé à Roland. C'est lui, Roland,
qui n'a pas entendu, qui n'a pas écouté.
Si les récoltes ne sont pas ce qu'elles devraient être, c'est lui,
Roland, qui en est le responsable. Sachant la présence du gène de
la propriété intellectuelle, il aurait du refuser les
croisements, il aurait du signaler d'abord, rappeler ensuite,
l'obligation de racheter des semences à Mon Santon de Provence,
il aurait du… il aurait du.
Roland n'entend plus. Roland n'écoute plus. Roland ne veut plus ni
entendre, ni écouter. Il quitte Mon Santon de Provence, il
s'en va. Pierre va le regretter, il en est certain. Il n'est pas
question de menaces, juste de faire savoir, de dire, d'expliquer, ce
qui, et pour Pierre et pour Roland, revient au même. Roland est décidé
à rejoindre Millau.
A quelques kilomètres de Millau, la N9, jusque là relativement rapide,
se change en une route aux courbes sèches. La colère l'aveuglant,
Roland regarde la descente vers le Tarn plutôt que cette route qu'il
ne connaît pas.
Personne à Millau n'a vu Roland, personne n'en n'a entendu parlé autrement que comme la victime d'un accident de roulage. Roland est mort sur le coup.
Les journaux ont parlé de l'accident qui a coûté la vie à Roland.
Mon Santon de Provence est resté fermé un jour en signe de
deuil.
Pierre a trouvé un nouvel associé. Un homme bien.
Un qui comprend la raison d'être du gène de la propriété
intellectuelle.
Oui, un homme bien.
Les recherches sur le mil se terminent. Les semences OGM, après
quelques améliorations répondent aux attentes paysanes : la
résistance aux insectes est exemplaire, les maladies cryptogamiques
ont quasiment disparu. Corollaire : les semences naturelles
disparaissent elles aussi.
Mon Santon de Provence fournit la presque totalité des semences
utilisées en Afrique. Vu le prix réduit des semences Mon Santon de
Provence est citée comme un exemple de philanthropisme. Malgré
ce prix réduit, comme un exemple de réussite.
Le feu a pris un matin dans un des laboratoires de Mon Santon de
Provence. L'incendie s'est rapidement propagé à l'ensemble des
bâtiments. Les grosses chaleurs de ce mois de juillet et l'isolement
de l'usine expliquent sans doute la destruction quasi-totale de
l'usine.
Vingt-cinq années de travail et de recherches anéanties.
Pierre pourrait recommencer, il ne veut pas. Pierre, qui a maintenant
plus de cinquante ans est fatigué. La déception, la résignation se
lisent sur son visage : il ne reconstruira pas Mon Santon de
Provence. Il est temps pour lui de se reposer. Ce qui lui reste
de la fortune gagnée 25 ans auparavant, augmentée du montant de
l'indemnisation accordée par l'assurance et des bénéfices de la
société, lui permettent de prendre sa pension.
Plus d'usine.
Plus de semence.
Plus de livraison.
En Afrique, les paysans attendent ces semences miracles, ces semences
qui leur ont permis de vivre plutôt que de survivre. Mais les semences
n'arrivent pas. Ils ignorent la destruction de l'usine provençale, et,
quand ils l'apprennent, ne savent que faire.
Il est trop tard.
Les Anciens se souviennent, les Anciens expliquent : prendre des
semences de la récolte précédente et emblaver les champs comme avec
des semences neuves; il ne doit, il ne peut, y avoir de différence.
Mais les Anciens ignorent tout du gène de la propriété
intellectuelle. Les cultures, à peine ont-elles germé que le
germicide agit, empêchant toute fixation de la chlorophylle. Plus de
récolte, plus d'alimentation, uniquement la famine.
Totale.
Destructrice.
Généralisée.
Les morts ne se comptent plus. Les rares survivants sont dans
l'incapacité de mandier une aide internationale qui, de toutes façons,
arriverait, arrivera trop tard.
Et qui n'arrive pas.
L'Amérique du Nord, l'Europe et le Japon se sont partagé les terres
africaines. Ils y ont envoyé leurs chômeurs, leurs analphabètes et y
ont vidé leurs prisons. L'Afrique Noire est devenue l'Australie du
21ème siècle.
Cette nouvelle population y vit, s'y multiplie, y croît.
La seule menace qui pèse sur ces gens, les deux trois premières
générations le savent, les suivantes l'oublient : ils dépendent
entièrement du bon vouloir de ces pays riches qui leur fournissent les
semences modifiées de maïs, de manioc et, en général, de toutes les
plantes dont ils se nourrissent ; leur fournissent le sperme
congelé des seuls animaux autorisés à se reproduire, à ne donner que
des femelles.
La seule menace qui pèse sur ces gens, les deux trois premières
générations le savent, les suivantes l'oublient : ils ne
dépendent que du bon vouloir de sociétés qui ont breveté la vie.
- © Christian Brissa
- septembre 2000