J'ai découvert la manière de voyager dans le temps.
Le livre de H.G.Wells, « The Time Machine » (1895), paru il y a peu est une merveille. Plus je le lis et plus je me convaincs que Wells lui-même a utilisé sa machine : les descriptions qu'il donne ne peuvent sortir de l'imagination d'un homme, aussi féconde soit-elle.
Quand je parle de ce livre autour de moi, les réactions sont
incrédules, voire hostiles. Personne ne croit en la possibilité de
voyager dans le temps.
« Fadaises que cela, menteries ! Si vous aviez lu ce livre
comme il se doit, vous auriez compris qu'il ne s'agit la que d'une
fable politique. Vous y croyez ! Je suppose, Monsieur, que vous
croyez aussi à cette autre fable politique qu'est l'Atlantide chère à
Platon ? »
Platon ! Comment peut-on comparer un texte grec aux carnets d'un
voyageur du temps ? Comment peut-on confondre la description d'un
monde parfait, mais sans technique, à un monde imparfait, où l'homme
est bestial et sanguinaire, où l'homme se bat, non pour lui-même, mais
pour diriger, être le maître, où l'homme n'est qu'un homme ?
Comment peut-on croire au texte de Platon ?
Comment pourrait-on ne pas croire au texte de Wells ?
Ces réactions sont communes. Mais choquantes.
Suis-je donc le seul à savoir ? le seul à comprendre ?
« The War of The Worlds » (1898) n'est pas un roman. Wells l'affirme. Mais contrairement à J.Vernes qui décrit des techniques existantes mais peu courantes, Wells décrit des techniques qui n'existent pas sur terre, il utilise des mots qu'il n'a pu inventer. Si « The Time Machine » raconte le premier voyage de Wells, « The War of The Worlds » en décrit un autre !
La fabrication de la machine avance : elle ne sera pas grande, mais elle devrait être finie dans moins d'un an. Alors je pourrai effectuer un essai.
Terminée. La machine d'essai est terminée. Ce soir, elle partira.
Seule.
L'essai sera valable. Je le sais.
Alors, mais alors seulement, je pourrai construire une machine qui me
transportera dans le passé.
Devant le Palais de Justice, à Bruxelles, se trouve une esplanade qui
n'existait pas il y a dix ans. La place Poelaert est un lieu
privilégié pour un essai.
Imaginez une place de plus de cent mètres de long, plus hautes que les
maisons avoisinantes d'au moins douze mètres, bordée d'un côté par le
Palais de Justice, d'un second par une balustrade de pierres bleues
qui protège les passants d'une chute, les deux autres côtés restant,
pour l'instant, inutilisés.
Placée sur la balustrade, la machine est impressionnante. Les
réglages effectués, il ne reste qu'à la laisser partir.
L'essai sera valable. Je le sais.
Mais je reste prudent. Je m'éloigne en direction de la place Louise.
Dans le cas où la machine ne partirait pas, il ya le risque qu'elle
explose. C'est pour cette raison que je m'en écarte, pour cette raison
que je n'ose la regarder… me contentant, si je puis parler ainsi, d'un
coup d'oeil furtif vers ma montre de gousset.
Neuf heures sonnent à l'église des Minimes toute proche. Neuf heures
sonnent le départ de la machine. Pas un bruit. Rien. Je n'ai rien
entendu. Quand je me retourne, la machine n'est plus là. Elle est
partie dans le passé. Je l'ai envoyé rejoindre ces iguanodons dont les
journaux ont tant parlé il y a un peu plus de vingt ans : elle
n'ira pas à Bernissart, certes, mais elle voyagera de cent trent-cinq
millions d'années vers le passé.
Aujourd'hui est jour de chance : levant la tête pour remercier le
ciel, j'ai vu une étoile filante.
A moi la Mésopotamie. A moi l'Egypte. A moi la Grèce ; et là, si
je croise Platon…
Oui, maintenant je vais pouvoir assister aux guerres de
Nabuchodonosor, à la constructions des pyramides ou à une réunion des
paires d'Athènes.
Construire une machine pour moi va être un plaisir sans fin.
J'a passé la nuit à me saoûler de mes pensées, le doute est arrivé
avec le jour. Les questions m'assaillent. Où est la machine ?
Est-elle vraiment dans le passé, ou est-elle, plus simplement, tombée
rue des Minimes ? Le doute ! Nul doute ne m'est permis. Il
me faut savoir.
Plus de doute. Rien qu'une certitude. À l'endroit où était déposée la
machine, la balustrade est entaillée. Un défaut de la pierre que je
n'avais pas vu la veille. Mais point de trace de la machine. Ni sur la
place, ni dans la rue en contrebas. Elle est partie. Personne, jamais,
ne la verra.
Et si un iguanodon devait la croiser, et bien, il ne saura qu'en
faire.
Qu'il en fasse ce qu'il voudra.
Dans la maison isolée au milieu de la campagne qui m'a servi
d'atelier, la machine semble gigantesque. Elle occupe une grange.
Qu'elle est belle. Plus belle encore que dans mes rêves les plus fous.
J'ai lu et relu je ne sais combien de fois le livre de Wells. Je suis
arrivé à la conclusion que pendant son voyage, la machine reste sur
place. Cette conclusion m'attriste : la Grèce, bien que proche,
sera difficile à atteindre, l'Egypte impossible. Et je peux oublier
Nabuchodonosor. Certes, je connaîtrai la naissance de Bruxelles,
Bruocsella, le pont sur la Senne et l'île Saint-Géry, mais aller à
Malines, distante pourtant que de trente kilomètres posera des
problèmes. Bien que grande, ma machine n'est pas prévue pour
transporter un véhicule automobile… que, de toutes façons, je suis
incapable de conduire.
Je me souviens de la nuit d'ivresse qui a suivi le départ de machine
d'essai. Du doute qui a suivi. Maintenant que la vraie machine est
prête, le doute revient.
Une promenade. Une petite heure passée à l'extérieur de l'atelier et
je n'ai plus de doute. Mes dossiers étaient rangés. Seule une feuille
est restée sur la table. Du côté gauche quand je suis face à la table.
Maintenant que je suis rentré, elle est à droite. Personne n'a accès à
la grange. Je suis passé, j'en suis certain, venant du futur, modifier
la place de cette feuille blanche. Il n'y a pas d'autre possibilité.
Douze heures. Il est temps de dîner. Ensuite j'irai à Bruxelles
réaliser mes économies : il est temps de me préparer à partir.
Trente juin 1908, sept heures du matin.
Le grand jour est arrivé.
De l'eau, de la nourriture pour cinq, six jours, un Colt avec ses
munitions. Et de l'or. Je suis fin prêt pour le départ.
Le voisinage sait mon penchant pour les voyages. Que je disparaisse un
trente juin n'étonnera personne.
Et personne ne saura rien : il me suffira de revenir demain. Ou
plus tard dans la journée.
Assis dans la machine, il me faut choisir une date d'arrivée. Aussi
étrange que celà puissa paraître, je n'ai jamais pensé qu'au lointain
passé, mais maintenant que je pars, je ne sais pas exactement où
aller, ou plutôt quand.
C'est alors que je pense à moi. Moi il y a quatre jours. Moi qui
doutais. Moi qui ai vu cette feuille de papier changée de place. Je me
suis rendu visite à moi-même.
Pourquoi ne le ferais-je pas maintenant.
Je ne veux pas me croiser. Onze heures. C'est celà : douze heures
à mon retour après une grosse heure de promenade. Onze heures est une
bonne heure.
Bon sang. Quelle douleur.
Analyser mes sentiments.
Interroger mes souvenirs.
J'ai perdu connaissance.
Certain.
Combien de temps ? Moins qu'une heure, sinon je n'aurais pu
changer la feuille de place.
Souvenir.
Se souvenir.
Me souvenir!
Le départ.
Ca me revient.
J'ai joué avec mes cadrans.
La date : vingt-six juin 1908.
L'heure : onze heures.
Puis le départ. La lumière. Aussi forte que celle du soleil. Puis le
noir. Le néant.
Ecrasé. C'est ça. Au moment du départ, j'ai été écrasé dans mon
siège : impossible de bouger même le petit doigt. Une douleur à
la limite du supportable.
Presqu'immédiatement la lumière. La lumière du soleil. Pas une lumière
aussi forte. Non, celle du soleil.
Puis le noir. J'ai perdu connaissance. Juste après le départ.
Quelle date sommes-nous ? Le calendrier indique le vingt-six juin
1908.
Onze heures quinze.
J'ai réussi. Je suis arrivé à la date que je voulais.
Bien que j'aie perdu connaisance, j'ai d'autres souvenirs qui
arrivent. Des souvenirs ou des rêves ? La chaleur. J'ai eu chaud.
Très chaud. Maintenant il fait froid. Très froid.
Où suis-je ?
Inutile d'avoir peur : j'ai bougé une feuille de papier, donc
j'ai réussi. Mais Dieu que cette réussite est douloureuse.
Où suis-je ?
Il faisait clair dans mon local. Dehors il fait noir. Une fenêtre, je
dois m'approcher d'une fenêtre. Lentement, doucement, tout mon corps
se refusant à se mouvoir, j'approche d'une fenêtre.
Impossible !
Je déraisonne.
Je ne peux pas être ici. D'ici, je vois la terre. Pas le sol, non la
Terre ! La planète, ma planète.
Réfléchir.
Réfléchir ou mourrir. L'alternative me semble claire. Pas d'autres
possibilités.
J'ai lu et relu je ne sais combien de fois le livre de Wells. Je
suis arrivé à la conclusion que pendant son voyage, la machine reste
sur place. Voilà la réponse : la machine reste sur
place !
La machine, pas la Terre ! Quel imbécile j'ai été. Wells n'est
qu'un romancier. De génie, certes, mais qu'un romancier. Il a créé le
vocabulaire dont il avait besoin. Point. Il n'a rien copié. Juste
inventé. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut entendre.
En Wells, j'ai voulu voir un collègue.
La feuille de papier. Cette feuille qui me prouvait mon propre
passage. Cette feuille a du bouger avec le vent.
Un simple courant d'air au moment ou je fermais la porte de la grange.
Un simple courant d'air que j'ai pris pour un signe.
La machine reste sur place, la terre pas : elle tourne sur
elle-même.
La Terre tourne sur elle-même en vingt-quatre heures.
Un homme assis sur une chaise parcourt près de 500m par seconde. Sans
bouger.
Elle tourne autour du soleil en un an.
Un homme assis sur une chaise parcourt près de 30Km par seconde. Sans
bouger.
Heureusement, il n'y a pas d'autre mouvement de la terre. Il me
suffira de retourner au moment exact du départ pour me retrouver à
l'endroit exact du départ.
Un problème.
Un seul. L'heure. Qui doit être exacte.
Trente juin 1908, sept heures du matin.
Les cadrans.
Régler la date et l'heure.
Puis partir. Retourner sur terre.
Et détruire cette machine.
La Terre tourne sur elle-même en vingt-quatre heures.
Elle tourne autour du soleil en un an.
Celà, le voyageur du temps le sait.
Il semble ignorer, par contre, que la galaxie dont notre système
solaire fait partie tourne sur elle-même.
Et avance.
La machine à voyager dans le temps est restée une petite vingtaine de
minutes immobile dans l'espace.
Ce voyageur imprudent n'a donc pas pu retrouver le plancher des vaches
sans problème.
D'après certains journaux de l'époque, il semble qu'il ait atterri, le
dimanche trente juin 1908 à 7h17 (heure de Moscou) à Rodkamennaya
Tunguska (Sibérie centrale) dans le bassin de l'Iénisséi.

source : https://www.geeksaresexy.net/
Ne me demandez pas comment ce manuscrit est arrivé en ma possession.
Au vrai, je l'ignore.
Et c'est très bien ainsi.
- © Christian Brissa
- septembre 2001